mercredi 5 décembre 2007

Poésie e(s)t Vie

"Ô Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!"

Un vers de Baudelaire récité par Jorge Semprun à son ami Maurice Halbwachs, se mourant alors dans le Petit Camp de Buchenwald. La poésie, entre vie et mort: en entendant ce vers, Halbwachs ouvre les yeux, se rappelle, murmure, redevient homme, un dernier instant. La poésie, parole essentielle, parole humaine.

Des vers, on en connaît si peu par coeur, et pourtant pouvoir réciter un vers, un poème, ou même un extrait de (belle) prose, c'est avoir un soleil dans sa poche, ne plus jamais être seul, être roi parmi les rois.

Aujourd'hui: Evadné de René Char

L'été et notre vie étions d'un seul tenant
La campagne mangeait la couleur de ta vie odorante
Avidité et contrainte s'étaient réconciliées
Le château de Maubec s'enfonçait dans l'argile
Bientôt s'effondrerait le roulis de sa lyre
La violence des plantes nous faisait vaciller
Un corbeau rameur sombre déviant de l'escadre
Sur le muet silex de midi écartelé
Accompagnait notre entente aux mouvements tendres
La faucille partout devait se reposer
Notre rareté commençait un règne
(Le vent insomnieux qui nous ride la paupière
En tournant chaque nuit la page consentie
Veut que chaque part de toi que je retienne
Soit étendue à un pays d'âge affamé et de larmier géant)

C'était au début d'adorables années
La terre nous aimait un peu je me souviens.

1 commentaire:

Mohamed Habibi a dit…

Je crois que l'admiration que j'ai toujours voué à René Char s'explique d'abord parce qu'il fut à la fois un grand résistant et un poète à l'instar de Paul Eluard. Certains ont vu en lui un mystificateur qui abusa des séductions de l'hermétisme pour éblouir les universitaires friands de mystères et d'avant-garde alors que d'autres desquels je fais parti estime à l'instar de José Corti que "Char est comme [Gracq] l'homme de la liberté et de la solitude, mais d'une solitude un peu apprivoisée ; il est aussi l'homme de l'approfondissement. Il creuse aussi droit qu'il peut, aussi loin qu'il a la force."

Dans ses souvenirs désordonnés, José Corti, le grand éditeur, écrivait qu'"autrefois, à Pernes, il se faisait des "concours de sillons". Un vaste champ était offert à ce jeu de laboureurs. Ils arrivaient avec leur brabant, leur meilleure bête – on disait plutôt bête que cheval – et leur bon fouet tressé. La palme revenait à qui avait su tracer le sillon rectiligne le plus parfait sur la distance fixée – et elle était longue ! Char est de cette Provence où les paysans, par amusement, par délassement, se livraient à ces jeux de force et d'habileté. (...)
Char laboure. Il va droit, pesant de tout son poids sur les mancherons de sa charrue, pour faire rouler de chaque côté des versoirs luisants une terre vivante, grasse, riche et dont chaque motte révèle ce que cachent les herbes folles et les fleurs dont d'autres composent leurs bouquets.
Char, si serré dans son écriture, se livre dans la conversation, au lieu que Gracq, qui tire sur le Breton, fermé sur lui-même, ne s'abandonne que dans son œuvre. Char ne croit probablement pas beaucoup à l'inspiration ; mais, au hasard d'une rencontre, à l'aimantation des êtres et des choses. Il sait que le poète est un médium qui perçoit, sait le lieu et la prise. Quand il laboure, il pèse sur la terre ; il va toujours plus loin ; il revient sur le sillon autant de fois qu'il faut. Un manuscrit de Char est toujours la recherche de la dernière perfection. Quand on en est à l'impression, le repentir intervient : un mot, une inversion et le livre n'est pas plutôt achevé que se révèle ce qui aurait pu le parfaire. Tel poème de quelques vers n'a pas eu moins de sept ou huit états dont chacun a été définitif pendant quelques heures ou quelques jours. (...)
Char multiplie les efforts pour atteindre son but, au lieu que Gracq engage son attelage dans le champ qu'il a choisi, généralement celui du Destin, et laisse son roman aller son train et les choses se découvrir d'elles-mêmes, parfois, se révéler à sa surprise. (...)
Je ne crois pas que Char ait jamais abandonné un poème qui l'habitait sous prétexte qu'il manquait de prise. C'est un homme d'action en même temps que de pensée ; un homme fort, qui commande, qui impose ; au lieu que Gracq est un homme qui recueille ce qui lui convient dans le champ qu'il a choisi parce que ce champ était terre d'élection, mais seulement ce qui lui convient.
Sans doute est-ce deux choses : composer un poème et venir à bout d'un long récit ; mais l'étendue ne fait rien à l'affaire – et un poème de Char, même court, n'est pas une petite œuvre. En fait, il s'agit de deux natures d'homme qui se trouvent être, chacun dans sa manière, et je ne me crois pas aveuglé par l'amitié, les deux plus grands créateurs de ce temps."

La poésie de René Char est à la limite du monologue, elle crée des images dont il ne donne pas toujours la clé : «L'arbre le plus exposé à l'œil du fusil n'est pas un arbre pour son aile. La remuante est prévenue : elle se fera muette en le traversant.» Poésie du mot plus que de la phrase, du geste plus que du mot, l'art de Char est proche du silence. Il n'est pas étonnant dès lors que les tableaux de Georges de la Tour l'ait autant tenté.